Les clefs tournent dans la serrure avec un cling-clang d'engrenage, quelque chose de profond et labyrinthesque, comme si le métal butait, proie d'un dédale de fer à la recherche du loquet. C'est Luke qui ouvre, et Violette fait semblant de ne pas remarquer comme son expression détendue s'est diluée dans une méfiance un peu triste lorsque leurs regards se sont accrochés. Le battant s'écarte mais le silence, lui, tombe entre eux comme une lame.

Il fait bon dans le couloir, à l'intérieur. Le soleil de la fin de journée se déverse par les larges vitres et chauffe doucement le carrelage clair, comme un lac de lumière tiède. Dans la cuisine, le four libère du fond de sa fournaise une effluve brûlante de tarte à l'abricot. Mais il y a ce contact dur et froid entre eux, qui gobe tout rond le soleil d'été, qui gèle l'incendie fruité du goûter. Violette ne montre pas combien c'est éprouvant d'être ici, dans sa maison, avec sa veste suspendue à côté de celle de sa femme sur le porte manteau encombré. Avec les chaussures des gamins qui traînent au pied de l'escalier en montagne de semelles traversée de lacets, une poupée aux cheveux teint en vert étendue au milieu des marches comme une pauvre punk délaissée, de jolis cadres cerclés de couleurs avec des enfants qui rigolent et des parents amoureux. Un bonheur tranquille sur papier glacé, comme des rangées de vitres minuscules alignées sur les murs safranés. Elle fourre les mains dans ses poches. Elle n'a pas l'habitude de faire ce geste mais ses paumes sont glissantes comme deux petites flaques.

- Tu es en avance, remarque Luke à voix basse.
Si tu savais, songe Violette, comme moi j'ai l'impression d'être à la bourre.

- Et toi, tu as un bigoudis dans les cheveux.
Luke fait un sourire gêné et ôte l'accessoire de sa tignasse. Dans la pièce d'à côté, une petite fille minaude, en bonne commerciale « alors Madame Jacinthe, ce sera quoi aujourd'hui ? ». Luke passe devant elle pour l'annoncer. Un appel d'air, de ses épaules, de l'arrière de son crâne décoiffé, des soubresauts noirs en feu d'artifice ; une image de rien dans le brasier polaire d'une fin d'été. Brusquement, la cage thoracique de Violette est comme une étuve, pression d'artères et de sang qui brisent une caillasse engourdie. Entre les plaques, sa peau a de minuscules craquements de fissions : ses bras et son torse se couvrent de chair de poule. Heureusement qu'elle porte de longues manches.

- Léo, ta mère est là.
C'est James, planté dans un fauteuil, une BD sur les genoux, qui répond :

- Il est en haut. Micky l'aide à boucler ses valises.
La petite Angel tourbillonne autour de son frère, tornade de coiffeuse, des ciseaux en plastique à la main qu'elle manie aussi férocement qu'un jardinier ferait claquer un sécateur. Madame Jacinthe/James arbore à cet instant six tresses tordues comme de petites branches sur les côtés, un chignon serré à l'arrière du crâne, le tout surmonté de deux énormes barrettes à papillons et soutenu par diverses pinces à croco blanches qui ressemblent à de gros pucerons. La fillette s'arrête un instant, examine son œuvre tout sourcils froncés, un énorme chouchou rouge à la main. Ses yeux passent de l'accessoire à la tignasse de son frère comme si elle se demandait si ça ferait « trop ». Violette la regarde un instant, estomaquée par le sérieux pincé de son expression et l'immobilité végétale de son frère. Une voix aimable l'interpelle.

- Bonjour “Valette”.
Elle se tient sur le pas de la cuisine, toujours belle et auburn, un sourire écœurant de bonne volonté sur son minois de presque trente-huit ans. Elle porte un tablier plus rougeoyant qu'une aurore et un énorme dessin de dragon chinois rugit et tourne autour de sa taille en avalant les traces de farine qui parsèment le tissu. Elle est toute torsadée, avec sa longue tresse indienne, le corps enroulée dans la queue du dragon.

- Bonjour. Violette a cessé depuis des années de reprendre Madame sur son prénom, l’autre le fait exprès de toute façon. Merci d'avoir accueilli Léo. J'espère qu'il a été sage.

- Très. Les enfants se sont bien amusés.
Elle a l'impression d'avoir des flammes qui poussent derrière ses globes oculaires. Elle fixe un point légèrement au-dessus d'elle.

- Tant mieux. J'espère que la prochaine fois, c'est moi qui aurais le plaisir d'accueillir Micky à l’hôtel. C'est bien normal après tout.
Les époux Zelberg échangent un drôle de regard, comme si ce sujet-là n'était pas le plus serein de leurs conversations. Un instant plus tard, une lourde malle est descendue jusqu'en bas des escaliers, avec des bangs-bangs réguliers lorsqu'elle se cogne contre les marches. Léo pénètre à son tour dans le salon.

- Oh, bonjour ‘man, dit-il comme s'il était aimable de la part de sa créatrice de venir le visiter. Micky est derrière lui, qui adresse un bref signe familier à Violette, genre « Yo, m’dame », comme s'ils étaient des potes de longues dates. La blonde écarquille un peu les yeux - maintenant qu'elle y songe, ils n'ont jamais échangé un seul mot - mais lui retourne un vague salut. Violette pose une main maternelle sur l'épaule de Léo et Luke lève les yeux au ciel.

- J'espère que tu t'es montré correct, dit-elle avec son ton spécial mère soucieuse de la bonne tenue de sa progéniture.
Madame-l’Autre s'empresse d'acquiescer que Léo a été d'une compagnie très agréable, adresse au garçon en question un sourire chaleureux, espère vivement qu'il a passé un bon séjour, lui assure qu'il est le bienvenue à la maison quand il veut et insiste pour qu'il emporte une part de tarte qu'elle lui emballe soigneusement dans une petite serviette blanche. Léo salue la compagnie, les remercie de leur accueil, ajoute quelque chose à propos de leur charmante maison, concède en grand seigneur à ce qu’Angel lui attache une pince sur le côté, et entraîne Micky sur le perron pour lui dire au-revoir en privé. Madame offre un café à Violette qu'elle accepte avec réticence et qu'elle avale debout, en se flambant la langue, en s'appuyant contre le mur, pendant que le couple est assis en face d’elle. Elle sent à peine le goût de l'arabica dans sa bouche envahie par les cendres. Luke la regarde, un bras accroché autour des épaules de sa femme. Il ne dit rien et la laisse faire la conversation. Et la blonde le regarde aussi. Ça n'a pourtant rien d'extraordinaire. Pourquoi alors, est-ce que Violette a l'impression qu'ils font quelque chose d'interdit ? C'est d'un puéril. Elle se sent comme une lycéenne qui essaye de faire fondre son voisin d'une œillade ténébreuse, juste pour le plaisir de le voir se liquéfier pour elle au nez et à la barbe de sa petite-copine. Sauf qu'en l'occurrence,  Luke n'est pas une minot boutonneux…

- Viola, dit Safemme lorsqu'elle repose sa tasse vide sur la table. Je suis embêtée, je n'ai aucune envie de te pousser dehors mais nous allons dîner chez mon frère ce soir avec les enfants et j'ai encore des choses à faire…

- Je comprends. Je me suis suffisamment attardée. J'espère que nos larrons se sont fait de solides adieux, parce qu'ils sont partis pour... Et bien, deux semaines sans se voir avant la rentrée.
L’Autre s'esclaffe. Elle serre un peu les dents, parce qu'elle ne voulait pas la faire rire.

- Allons, ce n'est rien que deux semaines, dit Luke d'une voix étrangement atone, les yeux baissés sur sa tasse pleine de café refroidi.

- Cinq jours ou des années, le temps semble long quand on est éloignés des bonnes personnes.
Luke semble ne pas avoir entendu, fasciné par le spectacle de sa fille nouant fermement un grand bandeau violet autour du crâne de son frère. Violette se mord la langue, cette impudente. Elle n'avait pas prévu de dire un truc comme ça. Elle ne se savait même pas capable de proférer des maximes aussi… Cucul.

- C'est bien vrai, intervient Madame Zelberg.
Comme si elle en savait quelque chose, dans son monde de tartes aux fruits et de bon café, de jolis photos dans l'entrée, et de soleil rayonnant, et de dragons sur tablier, et de dîners en famille…

- Marc rentre-t-il bientôt ?
Devant l'air étonné de Violette, L’Autre explique :

- Quand il est venu déposer Léo il y a quinze jours, il m'a dit qu'il partait quelques semaines en France pour son nouveau projet de pièce.

- En effet, il rentre d'ici vendredi.

- Pourras-tu lui transmettre mes amitiés ?

- Il sera ravi j'en suis certaine, dit-elle avec un épouvantable petit sourire.

- Chéri, dit Madame Zelberg en se tournant vers Luke, tu voudrais bien raccompagner Vivianne ? Il faut que je convainque Angel de changer son jean crasseux avant d'aller chez Donald…

Violette se décolle nonchalamment du mur en laissant échapper un soupir.

- Vraiment, ce ne sera pas néce…

- J'allais le faire, la coupe Luke en se levant calmement.
Un instant, sa trachée se gonfle de bile, lui écartèle la gorge. Des morceaux de péché du verger originel, coincés dans l'œsophage jusqu'au cœur. Il lui semble que Luke regarde son ventre, ou ses jambes, elle ne sait pas ; comme s'il les voyait entre ses côtes, les chiquettes bloquées, mal avalées, comme des copeaux de stracciatella. Mais non, Luke demande d'un ton curieux :

- Angie ? Tu voulais demander quelque chose à la maman de Léo ?
Violette ne s'était pas rendu compte que la fillette rousse se tenait tout près d'elle et elle baisse les yeux vers elle avec étonnement.

- Madame, une petite coupe ? propose-t-elle à Violette d'un ton aimable en faisant claquer ses ciseaux en plastique, ses yeux bruns lorgnant avec envie la chevelure pâle et lustrée. Nous sommes les meilleures coiffeurs/visagistes de la région et l'ovale de votre figure mérite très certainement un meilleur rendu capillaire.

Les enfants, c'est horriblement sincère, songe-t-elle en effleurant machinalement ses cheveux de plus en plus fugueurs.

- Merci, pas aujourd'hui, demoiselle. Mais si j'ai besoin de vos conseils avisés, je n'hésiterais pas.
Lily acquiesce en levant les mains, l'air de dire « le client est roi ». Violette surprend un sourire moqueur sur les lèvres du brun. Lorsqu'ils sortent dans le couloir, Luke l'attrape par le bras et lui murmure avec un peu d'anxiété et de mépris :

- Tu comptes vraiment inviter Micky chez toi l'été prochain ?
Violette lui reprend sèchement son coude, refoulant et ravalant et diluant à grande eau salivante les fourmis sirupeuses qui lui envahissent le sang et la bouche…

- J'en ai fait la proposition, non ? Combien de fois devrais-je affirmer qu'il est entièrement le bienvenue ?
Luke croise les bras en la fixant d'un air buté. Violette soupire à nouveau.

- Tu sais, il sera nourri quatre fois par jours, il dormira dans un lit sans clou et aura même une salle-de-bain privée avec eau chaude, baignoire, robinets à mousse... Oh, et aucun risque qu'il n'adhère à la secte Disney, le cérémoniel durerait plus de quinze jours... De quoi as-tu peur exactement ?

- Ne joue pas à la plus conne. Je n'apprécie pas de devoir te croiser dans ces occasions et tu le sais bien.

- C'est toi qui joue au con, souffle Violette avec humeur. Tu sembles tellement persuadé que j'attends quelque chose de toi. Et tu m'agaces prodigieusement avec ta suspicion mal placée ! Nous sommes des adultes responsables, non ? Chacun a fait sa vie. Arrête donc de me prêter des intentions que je n'ai pas.

Et Luke a tellement l'air d'un gamin quand il fait un petit oui comme ça de la tête, en fuyant son regard, en se mordillant les lèvres…

- Tu veux que je te dise Zelberg ? reprend-elle plus doucement. La vérité c'est que, tel que je te vois là, tu es comme un gosse tenaillé par l'envie de faire une grosse bêtise…

- Je t'interdis…

- ...et moi, je suis le jouet tentateur…

- Vraiment, tu…

- ...et ta bonne femme, c'est la petite maman dont tu redoutes la correction.

Cette dernière comparaison lui coupe le sifflet. Littéralement. La respiration de Luke devient heurtée, battante comme une averse.

- Et toi Violette, dit-il d'une voix aussi basse et suintante qu'un mauvais vent qui se lève, tu es le foutu hochet que j'ai envie d'agiter c'est ça ?

- La métaphore était bonne, on dirait.

- Ça oui. Sauf que tu es un jouet usé depuis longtemps pour moi.

Encaisser. Puis Refouler. Ravaler. Diluer. Instinctivement, Violette retrousse les lèvres avec dédain.

- Parfait. Dans ce cas, tu ne verras pas d'inconvénients à accompagner ta progéniture l'an prochain, n'est-ce pas ? Sois donc un adulte responsable au point de permettre à nos fils de passer de bonnes vacances. Et puisque je manque à ce point d'intérêt ludique à tes yeux, tu n'auras sans doute aucun mal à me croiser une petite heure à l’hôtel pour les banalités d'usage. Si même ça c'est trop pour toi, charges-en ta charmante épouse.

- Tu veux dire, comme toi il y a deux semaines ? attaque Luke.

- Serais-tu hypocrite au point de me le repro…

- Hé ! Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu essayes de me manger ? s'exclame soudain quelqu'un avec un gloussement.

Ils sursautent de concert. Les voix de Micky et Léo leur parviennent par la porte d'entrée restée entrouverte.

- Je ne vais pas te voir pendant deux semaines, répond Léo d'un ton flegmatique. Permets donc que je fasse mes réserves.

- C'est intéressant comme concept…

- Plutôt un réflexe primitif pré-hibernation, si tu veux mon avis.

-  Manger une personne pour l'avoir toujours avec soi.

- Je ne pense pas que mes pulsions cannibales aillent jusque là…

- Si je meure, tu mangeras mon corps ?

- Pardon ?

- Si je meure, je veux pas pourrir sous terre. Tu imagines ? Rester couché au milieu des vers et servir d'engrais à des camélias blancs... Je préférerais que tu me dévores. Que ma dernière demeure soit toi.

- Ne dis pas de bêtises. Tu ne resterais pas longtemps en moi. Tu serais digéré et expulsé.

- C'est embarrassant.

- En effet.

- Alors tu me laisserais engraisser les fleurs d'un cimetière ?

- Non. Je baladerais tes cendres dans une jolie petite boîte.

- T'es sûr ?

- Pourquoi on parle de ça, Micky ?

- Un accident est si vite arrivé.

- Ne sois pas glauque !

- Pour une fois que j'étais réaliste et terre-à-terre.

- Allez mon petit Dodo, un dernier morceau et j'y vais…

Quand Violette sort sur le perron une seconde plus tard, Luke dans son dos, Léo fait mine de mâchouiller quelque chose avec application et Micky le regarde faire en rigolant. Et alors que la voiture des Legoupil s’éloigne, Luke darde un regard noir sur la mère, le bras machinalement passé autour de son garçon, la mâchoire serrée. Violette ravale un coin de son sourire moqueur, mais l'autre côté rebique. Elle sait que le jeune Micky viendra chez elle l'été prochain.

Une fois dans le petit salon de leur appartement à l’hôtel, lorsqu'elle a attablé son fils devant un goûter si pantagruélique que la tarte à l'abricot a l'air de sortir d'un étalage de supermarché mal ventilé, Violette le gratifie d'une longue accolade, d'un ébouriffage de cheveux en règle et d'un gros « tu nous as bien manqué à ton père et à moi ». Léo ricane :

- Je savais que tu ne tarderais plus à me faire ton câlin de maman frustrée.

- Moustique, va. Estimes-toi heureux que je t'ai fait grâce des effusions devant ton ami. Alors, tu as été d'une compagnie très agréable, c'est bien ça ?

- Je suis une icône de vertu, si tu savais.

- Tu n'as rien fait exploser, tu en es bien sûr…

- N'ai aucune crainte, j'ai camouflé les lattes de parquet brûlées. Micky ne dira rien.

- Excellent.

- Au fait Maman, tu en veux un morceau ?

Un instant, Violette ne sait que répondre. Non, pas un morceau. Il fut un temps où elle aurait tout pris. Des cheveux en feux d'artifice, à la bouche auto-dévorée, des yeux plein de dards verts et noirs, au dos criblé de fenêtres ouvertes, de la respiration pleine de vents contraires, à l'organe palpitant du torse gardé par les bras serrées... Tout. Elle l'aurait mangé de baisers, à en mourir étranglé. Mais sa gorge la lance une nouvelle fois, et elle se dit qu'elle en a bien gardé des bouts, sans même faire exprès, dans sa peau, dans ses os. Comme des reliques incrustées, comme des éclats d'obus. Mais son fils parlait de la tarte à l'abricot. Alors elle secoue la tête en souriant.

________ Partie II________

Des flacons : petits concentrés en bouteille, rangées de pouvoirs solubles ; des cœurs liquides palpitant en rubis sous verre, quelques joyaux d'infusions aigue-marine, ou des moelles émeraudes teintes d'absinthe corrosive. La première goutte serait à votre langue plus douce que du lait - la seconde vous empoisonnerait. La minutie du dosage aurait de quoi impressionner n'importe qui, mais Violette Legoupil sait qu'elle a le meilleur partenaire possible en la matière.

Ne se sont-ils pas initialement rapprochés à la journée de la science, dans l'internat de leurs fils respectifs ? Découvrant une passion commune pour la chimie et ses créations magiques ? Ils avaient tout deux fait des études dans l'art des composés et des chaudrons pharmaceutiques. Eux savent pertinemment que le tout, d'ailleurs, n'est pas tant lié au complexe assemblement des fluides, à leur indécente osmose qui n'est que le fruit d'un hasard pur et simple. Si, par le biais d'une chance aussi effrontée qu'indépendante de toutes manipulations, ce premier couplage s'avère réussi, alors la décoction est simplement viable, embryon liquide en éprouvette, fétus sans force couvé par les flammes…

(un livre ouvert sur le parquet luisant, un homme aux pommettes ciselées ; et ses prunelles, ses prunelles de papier...)

Le principe de cet élixir réside dans l'Art de faire exsuder aux ingrédients le suc final qui parachèvera une longue et voluptueuse macération. Luke et Violette ont rapidement repoussé herbes et fioles, réalisant qu'à cet instant précis ils n'avaient besoin que de deux éléments : eux-mêmes. En ce qui concerne la démonstration, le lit de Luke, avec ses allures de rôtissoire confortable lorsque les lourdes couvertures hors saison les couvrent jusqu'au front, est un chaudron pourvu de la température idéale.

L'une est plus blonde et parfumée que du gingembre. L'autre renferme un arôme piquant, presque poivré. Séparés, ils n'ont rien de foncièrement extraordinaire ; mais soigneusement effeuillés de leurs apparats, percutés, roulés, frictionnés dans l'étuve moelleuse des draps, ils finissent par faire sourdre l'un l'autre le composé actif qui fait tout le sel de cette lascive décoction.

« ...un algorithme très peu apprécié du monde scientifique cependant, car il implique que la fusion de certains ingrédients, lorsque ceux-ci sont d'origine végétale, ne peut en aucune manière être maîtrisable, que ce soit par leur découpage ou par la température du récipient... »

Les longues tiges des bras et des jambes s'enchevêtrent, les racines des chevilles s'enlacent avec une intimité de voûtes plantaires cajoleuses. Au centre de leurs corps, les noyaux les plus intimes se tamponnent, agitant toute la mixture de spasmes croissants, échancrant à la surface du breuvage des rondes de plaisir concentrique. Des rigoles tièdes se condensent sur la chair pâle de Violette ; une bruine Lukienne de quand son nuage brun, trop plein de soupirs, se cramponne à ses hanches, faisant pleuvoir une ondée qui gonfle des petits lacs bouillants au creux de ses reins.

« Même le plus habile chimiste n'aura qu'une influence minime sur les substances qu'il manipule, s'ils se trouvent que celles-ci font parti des rares éléments à contenir un passé moléculaire ; une sorte d'état de nature qui autorisera ou non l'amalgame de leurs propriétés. »

Les ingrédients ne sont pas assez mûrs pour se mélanger ; ils se tâtent dans tous les coins, sans jamais se mêler tout à fait. Luke cherche de temps à autre une entrée de ses doigts. Il effleure un long creux chaud, pose l'index, là. Mais son amie frémit avec indécision, et il ne fait que prendre quelques mesures du bouton, en lui embrassant le cou, en soufflant un inutile « pardon ».

« Malheureusement (ou heureusement ?) de telles hybridations restent rares. Toutefois, si véritable fusion il y a, la réaction sera d'une puissance considérable - d'où le fait de pouvoir aussi considérer comme une bénédiction cet obstacle de procédé, les préparations de stade 8 étant rarement confectionnées dans un but bienfaisant. »

Il fait noir et rouge dans la cuve brûlante de son lit. Le soleil d'août traverse l'épaisse couette censée étouffer leurs gémissements ; le bourrage cotonneux apparaît en petites sphères incendiées, les renflements d'une fournaise douillette. Sa propre transpiration imbibe le draps sous elle. Violette a l'impression de fondre, de se liquéfier sur le matelas ; bientôt c'est sûr, elle va se mettre à dégouliner entre les lattes, petit élixir heureux distillé par la peau de son amoureux.

« On ne peut à ce jour établir une liste des ingrédients compatibles ou non ; il semble que le phénomène ne s'applique guère à l'espèce même d'un végétal mais plutôt à un nombre très restreint de ses membres isolés - ce qui accroisse encore la difficulté des dosages. »

L'ébullition vient du fond d'abord, en frémissant, avant d'enfler violemment jusqu'à la surface et d'y éclater. La couette tressaille, prise de gémissements. Puis, brusquement rabattue sur le côté, elle laisse échapper comme une chaude vapeur. Deux visages cramoisies émergent et reprennent leur souffle à l'extérieur. Ils expirent des petits « ah » soulagés.

« De même qu'on ne peut savoir par avance si certains constituants fusionneront ou non, il est impossible de connaître les raisons de ces affinités particulières. Brivaur a lutté pendant des années pour faire valoir sa thèse d'un même héritage singulier ; pas un gêne à proprement parler (car cela inclurait forcément une parenté, chose impossible entre deux espèces différentes), mais une souche indéfinissable que les scientifiques modernes, toujours sceptiques, cherchent encore à isoler. Celle-ci ne se transmettrait que de façon extrêmement sporadique et ne permettrait qu'à une quantité très restreinte d'éléments de se retrouver au stade chimique. »

Dans une pièce à côté, un tapage de lourds raclements a couvert le son de leurs ébats. Il ratisse à présent dans le couloir, se cognant tout près de leur porte. Sentant venir l'envahisseur impromptu, Violette roule instinctivement sur le côté et replonge la tête sous le niveau des couvertures.

« Certains romantiques osent parler d'âme sœur patrimoniale - un terme bien saugrenu pour de simples organismes chlorophylliens, comme si ceux-ci avaient de véritables "émotions" à transmettre à leurs successeurs biologiques, au même titre qu'un héritage génétique. »

Une seconde plus tard, un toquement négligent retentit contre le battant. La tête auburn du frère de Luke apparaît tandis que son frangin relève brusquement le draps à hauteur de son torse.

- Oui ?

Est-ce que ça s'entend, sa voix sans force, toute ramollie par une récente cuisson ?

- Je fais du rangement dans ma chambre et j'ai retrouvé ça.

Garry traine à l'intérieur de la pièce un grand djembé.

- C'était celui d’Emilie. Tu le veux ? Je m'en débarrasse de toute façon.

Luke peine à réfléchir sur la question que son aîné vient de lui poser. Il se dit : peut-être que ça passera inaperçu ? Peut-être que Garry ne verra pas le caleçon que Violette a négligemment balancé sur l'abat-jour de sa lampe de chevet, et qui pend de guingois, banderole paillarde à carreaux ? Peut-être qu'il ne notera pas sa peau scintillante de sueur, ses joues vermeilles ?  Violette, elle, aurait bien dissimulé tous ces produits que des gens mariés de 41 ans ne sont pas censés posséder : ces petites toxines en canettes, qui utilisées de telle façon peuvent faire de si beaux cadavres. Elles gisent, abandonnées comme de bons soldats sur le parquet, aussi ostentatoires que des grenades en attente d'être dégoupillées. C'était avant que le désir ne les jette finalement, son amoureux et elle, dans une autre activité que Lulu et Vivi jouent aux petits chimistes... Comme il a oublié la teneur de l'interrogation de son frère, Luke balbutie :

- Euh... Tu fais du rangement de si bon matin ?

- Oui, Nicole doit venir pour déjeuner, lâche Garry avec orgueil.

- Ah... D'accord.

Luke ne sait pas qui est Nicole et d'ailleurs, il s'en bat l'œil avec une patte d'alligator femelle. Garry le regarde en plissant les yeux, puis soupire comme s'il avait affaire aux pires débutants de la planète :

-Violette, je te vois tu sais…
L'interpellée émerge alors avec une distinction surnaturelle, comme si, non non, elle ne se cachait pas parce qu'elle est toute nue et qu'elle a encore les pupilles complètement dilatées par l'endorphine ; elle cherchait juste sa chaussette quoi... Tiens, Garry, tu es là ? Coucou, c'est sympa de te voir…

- Bon, s'impatiente Garry en reportant son attention sur son frère, tu prends le djembé ou pas ?

- Laisse-le là, je verrais plus tard.

Garry referme soigneusement la porte en partant. Violette se redresse et rampe en direction de l'objet pour l'examiner.

- Qu'est-ce que c'est ? demande-t-elle en le tâtant du bout de l'orteil avec curiosité.

Luke s'assied au bord du matelas, place le djembé entre ses jambes nues et lui montre comme le frapper de la paume.

- Je m'y prend mal, dit-il avec une grimace. Normalement, ça forme des sons rythmés, comme du tambour, de la musique. Son ex était très bonne pour en jouer mais moi non, ça me fait trop mal aux mains.

Violette imite avec force les gestes que Luke vient de percuter sur la surface plane de l'instrument.

- Pas aussi mal que de servir des assiettes à la porcelaine bouillantes, apprécie-t-elle distraitement.

Elle se glisse entre les cuisses écartées de son ami, s'y assoit et place l'instrument entre les siennes. Luke entoure paresseusement sa taille de ses bras et l'écoute produire ses premiers sons tambourinés. C'est comme une sarabande lointaine, des petits pieds fourchus frappant des cavités souterraines. Luke balance un peu la tête contre son épaule, tel un lutin qui se sent pénétré :

- Doit y avoir des tuto youtube qui pourrait t'aider à débuter si tu veux. Ramène le djembé chez toi.

Violette a un petit rire.

- Tu plaisantes ? Mon mari va demander d’où vient ce truc dans la…

Il s'interrompt un instant, le sourire un peu figé.

- Enfin, non, tu as raison. Quand je reviendrais à l’hôtel, il ne sera plus là pour le voir et m'engueuler…

Luke la regarde de biais.

- Tu aurais préféré continuer à vivre avec lui ? demande-t-il doucement.

Violette fait un vague geste du bras.

- Oh, non. Ce n'est pas une question de préférence. Et je suis si peu à la maison de toute manière, entre les clients et les week-end chez toi/aka chez ton frère, que ça ne vaut pas la peine d'en faire tout un plat…

Mais elle baisse le visage d'une façon qui, Luke le sait, veut dire qu'elle a quand même envie d'en faire un petit dessert. Puis elle se laisse couler en arrière ; rivière de son corps, dans le lit, dans les bras de Luke. Ce dernier la recouvre lentement, comme une eau chérissante voulant infiltrer un barrage.  Elle se laisse mitonner de murmures badins, arroser de baisers, touiller de caresses. Presque toute son amertume s'est désagrégée lorsqu'ils descendent prendre le petit-déjeuner.

C'était sa dernière matinée d’escapade avec Luke, en ce mois d'août 2016, où elle s'était fait larguer par son mari. L'esprit planant au-dessus de son bol de céréales, une sueur intime encore collée entre ses omoplates, Violette songeait vaguement que sa vraie maison, tout au fond, ce n'était pas l’hôtel, ni le manoir d'enfance en France. Mais les cheveux en grand jardin noir envahit de plantes extravagantes, le salon chaud et battant de son torse, la salle de bain mouillée de ses muqueuses, ses mains en petits fourneaux démoniaques, la chambre noire pour expérimentation laborantine de son bas-ventre. Sa vraie maison, tout au fond, c'était Luke.

_____ Partie III _____

Mais elle n’avait finalement reçu qu’un mail, après quatre interminable mois de silence : “Je ne peux pas quitter ma femme et les enfants. Désolé.” Et le rire de la souris aux doigts gantés l’avait soudain tranchée comme un couperet. Sifflement psychopathe et horrifique, les orbites du personnage adulé s’étaient muées en deux gouffres de pétrole dont elle ne pouvait s’extirper. Le parc entier n’était plus qu’un champs de décombres acérées, et son corps qui se tenait droit mais son esprit qui s'agrippait au murs. Griffant la tapisseries enfantine, rotant les sucettes aux oreilles arrondies et sucrées, elle aurait voulu hurler. Car dans sa tête se joue une partie de cache-cache meurtrier. Est-elle la proie ou le chasseur ? Elle ne sait pas trancher. C’est avec terreur qu’elle regarde une ride se creuser, abîme de nouvelle solitude. Et c’est banal, tellement banal, ce rôle de l’amante jamais sacralisée. Jamais reconnue ni couronnée. Il a cloué la mantille sur sa tête en lui suggérant de rester bien tranquille. Ta vie est faite maintenant, ferme la et sois gentille.

Il y a de ces instants terribles et pittoresques où je les tends devant moi. Cette chair affalée sur mon squelette, ce petit air de cadavre encore là. Toutes les mains vieillissantes se ressemblent : asséchées par le flux râpeux du sablier. Les miennes ont des réflexes fantomatiques, des sursauts recroquevillés, comme si à travers des tombes de temps disparus elles espéraient encore retenir un essentiel échappé depuis des lustres. Je suis, quelque part, perdue au fond de cet hôtel qui est mien. Et qui m'appartient si peu à la fois.

Il faut le voir, cet hôtel. Il y a tant de choses enfouies dans ses dédales bien décorés. Ce toit m'offense. Parce qu'il abrite de ces pièces infamantes qui ne me font pas me sentir comme un douillet chez soi. Pourtant, cette demeure est mienne. Parce que je connais tout de ses petits tombeaux ; des plus laids, et des plus beaux - dont la superbe et cadavérique proximité fait parfois naître un frisson solennel le long de ma colonne vertébral. C'est un lieu difficile à posséder, parce qu'il est si changeant d'un corridor à l'autre.

Au fond du premier étage, il y a un boudoir, hommage a Dingo, où mon ex-premier-mari et moi avions fait l'amour pour la première fois, à la sauvette, sur un sofa, en ricanant comme des gosses heureux de faire une grosse bêtise. Abolir la distance charnelle avant la nuit officielle de notre union, c'était notre façon peu révolutionnaire de nous moquer d'un mariage si bien arrangé. Et puis je venais d'être promue comme réceptionniste, j'étais euphorique.

Au deuxième, il y a la chambre laquée de nos grandeurs, où mon fils et celui de mon ennemi et amant juré, enterrèrent leur enfance au creux des draps. Dans la chaleur sans souffle d'un mois de juillet 99. Et quelque part aux alentours de minuit, une horloge sonnait une comptine grave, une marche funèbre, soulignant d'un refrain plein de couics et de couacs l'arrivée d'une mort bénigne et ponctuelle comme une ardente visiteuse.

Il y a d'autres pièces plus secrètes encore et vous ne les trouveriez pas si je n'étais pas votre guide, votre scribe de noblesse bien éduquée. Vous ne pourriez saisir la joliesse déliquescente des hiéroglyphes peints dans les tapisseries.

Il y a cette chambre moelleuse au septième, où j'attira un charmant client quand j'avais à peine vingt ans. Et, toute à ma nonchalance gracieuse de jeune dame expérimentée, dénouant les cordons croisés de mon corsage, ôtant les grandes épingles de mon chignon, secouant sur mon dos de céruse un ruisseau lisse et lustré, j'avais menée son visage rosissant entre mes seins chauds et sa verge chaste entre mes cuisses.

Je n'ai pas tellement changé. Ou si, désormais, j'imagine. Je laisse mon esprit vagabonder sans plus jamais franchir cette ligne si osée. Devenue un vieux pharaon, enrubannée par mes vingt-deux années d'expériences chez Disney. Cléopâtre d'argile toute fissurée. Je me suis muée en une caricature de directrice d'orphelinat, grave et longue, parcourant les couloirs avec un oeil d'inquisitrice papale.

Meteora, 24 ans bien tassé, chef de projet digital et développement web dans la presse féminine sur Paris.

Toutes mes félicitations pour votre très beau forum (et votre visible sens de l’accueil   ).

J’espère qu’on va bien s’éclater tous ensemble     .